Grammaire au féminin

par | Mai 8, 2016 | 4 commentaires

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Parce qu’il structure notre psyché, le langage est le tout premier instrument de conditionnement de l’être humain, et c’est un instrument tout-puissant, comme l’a si bien montré George Orwell avec sa novlangue.

Rappelons-nous les petits enfants que nous avons été aux premiers jours de notre entrée à l’école primaire. Supposons à présent que ce ne soit pas la grammaire phallocratique mais une grammaire au féminin (inversion du genre dominant) qui soit la norme pour apprendre le bon français. Et supposons encore que cette classe soit composée de 20 élèves dont 19 petits garçons pour une seule petite fille. Puis la maîtresse leur fait écrire : « Les élèves ouvrent leur cartable et elles sortent leur cahier ». Et les 19 petits garçons de s’écrier : « Mais non, on doit écrire « ils » et pas « elles » parce que les garçons sont les plus nombreux dans la classe ! Si une seule fille suffit pour nous dominer tous, c’est trop injuste ! »

Telle est la réalité du pouvoir d’assujettissement de la langue que nous, les garçons, les hommes n’avons pas spécialement remarqué, tandis que nous, les filles, les femmes avons effacé de notre conscience le traumatisme initial qu’il a généré en nous mettant devant le fait accompli de notre soumission, infériorisation et effacement devant le masculin par la toute-puissance d’une langue qui nous façonne et devant laquelle aucune rébellion n’est possible.

Il s’agit bien d’un véritable traumatisme car toute forme de soumission imposée à notre être est perçue comme une violence et une injustice. Par conséquent elle n’est jamais réellement acceptée ni intégrée, de sorte que la petite fille au fond de chaque femme va continuer de souffrir et de se révolter devant toute situation ultérieure faisant écho à ce traumatisme de soumission initial.

Pas de paix mondiale sans paix des couples, sans paix des sexes. Et pas de paix des sexes sans en finir avec la domination d’un genre sur l’autre. Se pourrait-il que la paix du monde se résume à une affaire de grammaire ?

L’état de guerre est inhérent à la nature phallocratique du vieux paradigme parce qu’il réprime le féminin dans l’être humain. L’essor d’une véritable paix mondiale en commençant par la paix des sexes n’adviendra qu’avec l’avènement du nouveau paradigme dont on sait qu’il est indissociable d’un basculement collectif des polarités sexuelles donnant la prééminence au féminin. Mais par prééminence du féminin, il ne faut pas entendre que c’est au tour des femmes de dominer les hommes et le monde, pas plus que l’intégration du féminin dans l’homme ne menace sa virilité, car c’est justement la non-domination qui caractérise la polarité féminine dans l’être humain, c’est l’écoute, la réceptivité, la sensibilité, la douceur, l’accueil.

Ou pour le dire autrement, le vieux paradigme phallocratique fait régner la loi du plus fort qui relève de notre instinct grégaire et perpétue la barbarie au cœur de l’humanité. Alors que le nouveau paradigme annonce le règne de la loi du plus faible qui relève de l’instinct maternel où toute l’attention, les soins et les sacrifices sont portés en priorité vers le nouveau-né qui est la faiblesse et la vulnérabilité mêmes, mais qui en même temps incarne tout le potentiel de richesse et d’épanouissement de l’humanité à venir. Alors que le vieux paradigme nous condamne à la barbarie perpétuelle en écrasant le plus faible, le nouveau paradigme prépare une véritable solidarité planétaire en soutenant le plus faible qui est l’acte civilisateur par excellence parce que le plus faible incarne le potentiel de richesse et d’épanouissement de notre humanité à venir.

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Nous vous convions ici à lire un petit texte rédigé en grammaire au féminin, non pas pour faire la révolution féministe dans la langue française, non pas pour imposer le féminin en lieu et place du masculin, mais simplement pour que chacun et chacune puissent expérimenter la réalité de la puissance du conditionnement de la langue instillée dès notre plus jeune âge, où la structure même de la grammaire établit cette soumission d’un genre envers l’autre sans échappatoire possible.

Puisse cette expérience contribuer à plus de paix entre les sexes par plus de compréhension et d’indulgence mutuelles, d’une part en aidant l’homme à réaliser que les réactions de colère ou d’irritation parfois exubérantes de la femme devant une sensation de domination ont leur source dans un traumatisme collectif infantile bien réel, et d’autre part en aidant la femme à réaliser que les comportements de l’homme induisant cette sensation de domination sont souvent involontaires du fait de son ignorance envers un conditionnement traumatique qu’il ne partage pas.

Pour ces temps de #nuitdebout

Les grévistes rejoignaient la place principale. On comptait presque autant d’hommes que de femmes. Elles marchaient en rangs serrés, déterminées mais sans colère. Des journalistes régionales les avait rejointes et elles les mitraillaient avec leurs appareils photo.

Le directeur les attendait sur la place, entouré des ouvrières de son usine qui refusaient la grève, soit à peu près le même nombre d’hommes et de femmes que le camp adverse. Elles étaient toutes en tenue de travail et manifestement prêtes à le soutenir.

Le cortège des grévistes s’amoncela autour du directeur où il s’immobilisa. Parmi les meneuses, un contre-maître prit alors la parole :

― Nous réclamons une augmentation de salaire pour nous toutes !

Le directeur répliqua aussitôt :

― La concurrence est impitoyable, si je vous augmente je peux mettre la clé sous la porte, et pour toutes celles qui se plaignent votre sort sera encore pire.

― Toujours la même chanson, mais nous ne sommes pas idiotes ! Demandez donc à vos actionnaires si elles aussi elles doivent se serrer la ceinture à cause de la concurrence !

Le contre-maître poursuivit en s’adressant aux ouvrières qui soutenaient le directeur :

― Les grandes patronnes du CAC 40 disent toutes la même chose pour vous effrayer, ne marchez pas dans leur combine ! Toutes ensemble nous serons les plus fortes, rejoignez la lutte et elles seront bien forcées de céder à nos revendications !

Et les grévistes l’accompagnèrent en levant toutes leur poing au ciel. Cette fois les membres du camp adverse, celles-là mêmes qui s’étaient ralliées au directeur, commencèrent à fléchir, et bientôt elles se décidèrent elles aussi à rejoindre la grève générale.

Pour ceux qui auraient du mal à suivre, voici la traduction en grammaire phallocratique standard

Les grévistes rejoignaient la place principale. On comptait presque autant d’hommes que de femmes. Ils marchaient en rangs serrés, déterminés mais sans colère. Des journalistes régionaux les avait rejoints et ils les mitraillaient avec leurs appareils photo.

Le directeur les attendait sur la place, entouré des ouvriers de son usine qui refusaient la grève, soit à peu près le même nombre d’hommes et de femmes que le camp adverse. Ils étaient tous en tenue de travail et manifestement prêts à le soutenir.

Le cortège des grévistes s’amoncela autour du directeur où il s’immobilisa. Parmi les meneurs, un contre-maître prit alors la parole :

― Nous réclamons une augmentation de salaire pour nous tous !

Le directeur répliqua aussitôt :

― La concurrence est impitoyable, si je vous augmente je peux mettre la clé sous la porte, et pour tous ceux qui se plaignent votre sort sera encore pire.

― Toujours la même chanson, mais nous ne sommes pas idiots ! Demandez donc à vos actionnaires si eux aussi ils doivent se serrer la ceinture à cause de la concurrence !

Le contre-maître poursuivit en s’adressant aux ouvriers qui soutenaient le directeur :

― Les grands patrons du CAC 40 disent tous la même chose pour vous effrayer, ne marchez pas dans leur combine ! Tous ensemble nous serons les plus forts, rejoignez la lutte et ils seront bien forcés de céder à nos revendications !

Et les grévistes l’accompagnèrent en levant tous leur poing au ciel. Cette fois les membres du camp adverse, ceux-là mêmes qui s’étaient ralliés au directeur, commencèrent à fléchir, et bientôt ils se décidèrent eux aussi à rejoindre la grève générale.

Que vous inspire cette petite expérience linguistique ? Avez-vous senti la puissance du conditionnement à la soumission exercée par le seul usage d’une langue à laquelle personne ne peut échapper ? Sur la base de ce que vous avez éprouvé sur ces quelques lignes, à votre avis quel impact aurait-il sur vous si c’était ce que vous étiez tenus de lire, d’entendre, d’écrire et d’exprimer depuis la naissance jusqu’à la mort ?

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4 Commentaires

  1. Jean-Pierre Riu

    Il est clair que la règle qui dit: « le masculin l’emporte sur le féminin » est à revoir.
    Mais je suis contre la féminisation des métiers, qui est contre-productive, et les remises en question proposées jusqu’ici, qui ne règlent absolument pas le problème. Toutes ne font qu’une chose: perpétuer le sexisme dans la langue. La seule option pour en sortir: l’introduction du neutre.
    Neutre qui existait pour les noms de métier, qui ne permettaient pas, jusqu’il y a peu, de déterminer le sexe du pratiquant. Hélas, dans la langue française, le neutre prend la même forme que le masculin, et certaines femmes se sont battues pour que l’on dise « la ministre », « l’écrivaine », … éliminant ainsi le peu de neutre qu’il y avait dans cette langue.
    S’il est vrai que la langue parlée influence la pensée, je pense que l’option actuellement choisie pour dé-polariser la langue est tout-à-fait contre-productive.
    Plutôt que de se focaliser sur une opposition masculin-féminin, déjà prédominante dans notre langue (au contraire de l’anglais, qui est dans sa quasi-totalité neutre), nous ferions mieux de revoir les règles en faisant plus de place au neutre.
    Ainsi, la règle « en cas de mixité, le masculin l’emporte » serait avantageusement remplacée par « en cas de mixité, on utilise le neutre », ce qui rétablirait indéniablement un équilibre entre masculin et féminin.

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    • L'Appel de Mongo

      Bonjour JP, oui je partage ta réflexion sur le neutre qui est présent dans la grammaire allemande aussi bien. Mais comme dit, la langue est vivante et elle est appelée à évoluer au cours du temps. C’était une réflexion par rapport à la tendance à écrire : « les étudiant.e.s se sont retrouvé.e.s pour discuter avec les travailleu(r).se.s » pour équilibrer les deux genres qui est bien venu dans l’esprit mais très lourd à rendre à l’écrit. Et puis aussi pour avoir lu les textes de Ghis (personocratia) qui met le genre féminin en domination, et sur la longueur, c’est fou comme on (l’homme) se sent diminué et effacé quand le collectif s’exprime au féminin. Le conditionnement à la langue est bien réel.

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  2. Donatien

    La règle précisant que le masculin l’emporte sur le féminin finit par s’imposer au XVIIIe pour des raisons qui ne doivent pas grand-chose à la linguistique : à cette époque, la supériorité masculine va tout simplement de soi. « Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l’emporte », affirme l’abbé Bouhours en 1675. « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle », complète élégamment, en 1767, le grammairien Nicolas Beauzée.

    Cette règle grammaticale qui instaure la domination du masculin sur le féminin est historiquement très datée : elle nous renvoie à la monarchie absolue, au Roi-Soleil et au catholicisme triomphant. La langue, c’est l’architecture de la pensée. L’adjectif se met au « genre indifférencié, c’est-à-dire au masculin », résume Le Bon Usage de Maurice Grevisse. Dans les représentations, cette règle fait des femmes et du féminin les invisibles de la langue.

    Nous sommes au XXIe siècle : adoptons donc la règle de proximité, qui est plus simple et plus esthétique. Elle sonne mieux à l’oreille, elle offre plus de liberté dans l’écriture, et surtout, elle est plus égalitaire.
    La règle de proximité : lorsque les noms sont de genres différents, l’adjectif s’accorderait avec le mot le plus proche. Par la grâce de ce dispositif égalitaire, les manteaux et les vestes seraient blanches et non plus blancs, tandis que les garçons et les filles nous sembleraient gentilles, et non plus gentils.
    C’est la langue qui permet de dire le réel, c’est elle qui transforme, ou non, les choses. Si l’on veut donner de la visibilité aux femmes dans l’espace social, il faut adopter la règle de proximité, qui est à la fois simple et souple : elle redonne de la liberté et du jeu à la langue.

    Contrairement à ce que certains pourraient penser, la règle de proximité n’a rien d’une élucubration féministe du XXIe siècle. En grec ancien, l’adjectif épithète qualifiant des noms de genres différents ne se mettait pas systématiquement au masculin, comme il le fait aujourd’hui en français : il s’accordait avec le nom le plus proche, en vertu de la fameuse règle de proximité. Le Grand Dictionnaire des lettres (Larousse) souligne qu’en latin il en était de même : « Au latin remonte l’accord de l’épithète, s’il y a plus d’un nom support, avec le plus rapproché, précise l’ouvrage. Cet usage domine (irrégulièrement) en ancien français. »

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  3. Ananda

    Bien vu l’appel de Mongo, j’approuve la réflexion à 100%

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